jeudi 30 avril 2009

Le mai, le joli mai


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Depuis hier, trois pousses de muguet sont venues dans ma cuisine.

Elles embaument.

Merci.

mercredi 29 avril 2009

Autobiographie.11: le livre ou le film qui m'a absorbé au point de me couper du monde


Là, aucune hésitation. Curieusement, ce n'est pas un livre auquel je pense d'abord mais un film, un film vu il y a très longtemps et peu revu depuis: Mort à Venise, de Luchino Visconti.

C'était au cinéma La Fourmi Lafayette, dans une de ces petites salles inconfortables à l'isolation imparfaite, où l'on entendait parfois les dialogues du film d'à côté si la conversation y était animée, où les vieux fauteuils recouverts d'un faux velours rouges menaçaient à chaque instant de s'effondrer sous le poids du spectateur et mettaient parfois même leur menace à exécution. Il n'y avait pas de ventes de sucreries, pas d'ouvreuses, toujours le même homme derrière le guichet, pas beau, pas gracieux mais un puits de science pour le septième art. Il n'y avait pas de projections avant le film principal, pas de publicité. Il fallait être à l'heure car on entrait tout de suite dans le vif du sujet.

Ces petites salles étaient rarement combles. C'était le soir du cinéclub italien qu'elles faisaient le plein mais, dans l'après-midi, nous n'étions jamais très nombreux. J'avais l'habitude de m'installer tout au fond, près de l'entrée des toilettes car le dernier fauteuil de la rangée n'avait pas d'autre siège devant lui. Je pouvais ainsi tout à loisir déplier mes jambes et m'avachir confortablement, si confortablement malgré l'état des lieux qu'il m'arrivait parfois de m'endormir au cours de la projection.

Pour Mort à Venise, je n'avais pas dormi une seule fois, saisi, emporté, transfiguré. L'arrivée du bateau dans la cité des Doges, l'exposition sans qu'on le sache du drame qui va se jouer côté hommes et côté ville, cette eau trouble que fend la coque avec, par dessus tout, la musique de Gustav Mahler qui se bat contre la trompe du navire.

La première fois, c'est Tadzio qui m'a fasciné. J'étais encore près de son âge et incomplet comme lui. Je vivais dans ma vie l'ambiguïté de ce personnage enfantin. Je ne le trouvais pas beau, simplement désirable. Le vieux monsieur qui le regardait me paraissait bien encombrant.

Ensuite, ce fut un être magnifique qui provoqua mon enthousiasme d'homme mûr. Lorsque je revis le film, des années plus tard, je compris enfin la douleur du professeur Aschenbach,admirablement interprété par Dirk Bogarde, la fêlure que provoquait en lui cette attirance impossible. J'avais moi aussi vieilli, les regards sur moi n'étaient plus les mêmes, il ne suffisait plus que je paraisse pour intéresser. Surtout, les fêlures étaient apparues, elles aussi, j'avais peu à peu compris l'impossible. Alors je ressentis véritablement, je pense, la vraie profondeur de ce film, la similitude entre le vieillard qui se farde pour oublier sa déchéance et la ville qui cache sa pourriture aux étrangers en villégiature au Lido. Le coup fut brutal mais salutaire.

Seul un autre personnage traversa les années sans que mon regard sur lui ne change. Une dame sous son ombrelle, au profil effilé, à la grâce indiscible, à la beauté fascinante: Silvana Mangano, la sublime qui n'a que très peu de dialogue dans le film mais dont la beauté éclabousse et durablement. Je revois tout en ce moment, son ombrelle, la lumière filtrée par le tissu, sa robe, sa coiffure, sa voix lorsqu'elle appelle "Tadzio".

Est-ce la première fois? Je le crois. Lorsque je sortis du cinéma, j'avais encore les yeux humides et la tête pleine de la musique de Malher. Je fus surpris de retrouver le soleil de fin d'après-midi et les klaxons des sorties de bureau. Sans doute mon esprit nota-t-il cela dans un coin retiré mais rien ne parvint à me sortir du rêve qui se poursuivait dans la rue. A tel point que je me retrouvai bien vite au milieu de la chaussée, sur l'une des trois voies du Cours Lafayette, encerclé de voitures que je ne vis que lorsqu'un bus, d'un violent coup d'avertisseur, me fit prestement regagner la terre ferme. Je n'étais plus au Lido, face à la mer où disparaît l'adolescent gracile. J'étais en plein embouteillage, à Lyon et il me fallait regagner le trottoir. Vite.

Réponses

Je m'étais promis de toujours répondre aux commentaires qui me sont faits à la suite de mes billets. J'ai tenu longtemps le rythme.

Or, depuis quelques temps, il m'arrive de manquer à ma parole. Plusieurs raisons à cela: parfois un manque de temps certain, souvent une grande flemme et très souvent parce que ces commentaires n'appellent pas de réponses. Pourtant je les lis tous et j'aime toujours autant en trouver au bas de mes billets. Certains même me touchent profondément par la tendresse et l'amitié qui les animent. Je n'ai encore jamais eu de remarque acérée ou d'ironie cinglante. Ça peut venir, il y a peut-être parfois de quoi. Je n'ai que très rarement effacé ce que viennent inscrire les lecteurs. Les seules fois où je l'ai fait, c'est parce que le commentaire en question me semblait grossier, non pas à mon égard mais envers d'autres commentateurs. En ce qui me concerne, une litanie de louanges et d'esbaudissements sur mes petites "crottes" ne manquerait pas de me décevoir et, pire, de m'agacer sérieusement. On aime être aimé, pas encensé!


Je veux surtout dire que ce n'est jamais par indifférence que je ne réponds pas et que, bien souvent, les plus grandes joies sont comme les plus grandes peines: muettes.

mardi 28 avril 2009

Un Homme disparaît

Peut-on lire un livre et n'en rien retenir dès l'instant qui suit le moment où l'on tourne la dernière page? Je ne le croyais pas.

C'est pourtant ce qui vient de m'arriver avec Un Homme disparaît, de Jean-Bertrand Pontalis. Attiré à la fois par le nom d'un auteur que j'apprécie particulièrement et par la première de couverture de Folio qui présente le fameux Homme qui marche d'Alberto Giacometti, je l'ai tout de suite placé près de mon lit, comptant le lire rapidement. Ce que j'ai fait.

Eh bien, je ne peux en parler l'ayant terminé. M'a-t-il déplu à ce point? Pas du tout, bien au contraire. Mais en le lisant les phrases de Pontalis, les épisodes évoqués me faisaient à chaque instant dévier vers le rêve ou vers une réalité connue dans mon passé et dont le souvenir était ravivé à cette lecture, lecture que, même en rêvant ou en me souvenant, je n'interromps pas, étant, hélas, capable de lire et de penser à tout autre chose pendant ce temps. Alors, bien sûr, je relisais le passage en question, me forçant à un peu plus de concentration et, à chaque fois, mon esprit immédiatement s'envolait par un mot sur une autre planète.

J'ai bien vite fini ce petit ouvrage de cent quarante pages, plus romanesque que les autres livres de Pontalis mais je ne peux maintenant défaire l'inextricable fouillis de ce qui appartient à l'auteur et de ce que j'ai rêvé, fantasme ou souvenir. Je le reprendrai sans doute plus tard mais pas maintenant car l'identique se reproduirait.

Le wisky du soir a remplacé le sirop de cassis du goûter mais j'ai la même surprise joyeuse à retrouver ma petite table près de la fenêtre qu'autrefois ma bêche rouillée et ma bicyclette à roue fixe.
A roue fixe: étrange alliance de mots, si étrange, si absurde que je me demande en les écrivant si je ne fais pas erreur, mais qui dit bien ce qui nous rend certains lieux si précieux et leur assure, en dépit de tout, une existence inaltérable. Avec eux, grâce à eux, ce qui bouge et ce qui demeure vont de pair. Nous sommes très exigeants: il nous faut la roue pour nous entraîner et le fixe pour assurer une permanence, nous voulons l'aérien et le terrestre, l'emportement du vent et l'eau qui porte, nous n'aspirons pas à l'amour qui, prétendant nous combler, une fois pour toutes, mettrait fin à tout mouvement mais à celui auquel il est bon de croire pour avoir une chance de le connaître, cet amour qui au long des jours et des nuits renouvelle le don de vie.

Un heure et demie de plaisir

J'ai fait aujourd'hui un de mes cours préférés de l'année en 6°: les rites de fondation d'une ville romaine. En collaboration avec mon collègue et ami Stéphane, nous leur avons présenté tout le rituel précédant la construction, du choix du site au tracé du sillon sacré, puis la réalisation en elle-même, à partir des deux axes principaux que sont le cardo et le decumanus.

Comme chaque année, ils s'intéressent beaucoup à l'archéologie et particulièrement à l'époque romaine et gallo-romaine. En parallèle, je commence, cette fois-ci seul, à les initier au latin, et les entendre s'exclamer "chic!" en chœur lorsque je leur annonce un de ces séances me fait toujours grandement plaisir.

Je crois que ce matin, je me suis surpassé. Je n'ai que bien peu laissé la parole à Stéphane et, comme je sais qu'il me lit, j'en profite pour m'excuser maintenant de cette prise de parole bien égoïste. Mais il me semblait que j'étais assez clair, que tout coulait de source, que les nouveaux éléments émanaient de ceux que je venais d'expliquer. J'ai même dû, à un moment, faire un peu machine arrière dans le raisonnement que je développais, en pensant que les élèves en face de moi n'avaient guère que onze ans et que mes paroles devaient sans doute leur passer largement au-dessus de la tête.

Mais comme il est plaisant, à partir d'un noyau dur qui constitue la charpente du cours de s'éloigner un peu dans des chemins de traverse, d'aborder des connaissances parallèles ou proches, de les voir s'accrocher à tel ou tel détail, à telle ou telle information parce qu'elle leur évoque quelque chose de vécu, de vu ou de lu déjà. Lorsque nous abordons ces parties du programme, nous sommes en terre quasi vierge, ce qui n'est pas souvent le cas en cours traditionnel de français où d'année en année on reprend certains apprentissages identiques qu'ils auront oubliés l'année suivante.

Ces leçons-là, en général, ils les retiennent parce qu'elles leur parlent d'autre chose. Je suis bien sûr qu'ils ne sont, pour la plupart, pas prêts d'oublier l'étymologie du mot "robinet" que je leur ai proposée ce matin. Vous voulez la connaître? Je parlais alors des aqueducs, dont Lyon possède quatre exemplaires qui en font la deuxième ville après Rome en kilomètres de ce conduit. Je leur expliquais que l'on pouvait, comme aujourd'hui, couper l'eau et ce au moyen d'un cercle de métal qui, placé sur la tranche dans le tuyau, permettait le passage du liquide et tourné de face en barrait l'écoulement. Ce cercle était relié à une tige que l'on tournait grâce à une ailette et, à chaque extrémité de cette ailette, se trouvait, pour la décorer, une reproduction d'une petite tête de mouton. Pour un mouton, on parlait, au Moyen-Age, d'un robin. Un petit mouton, c'est donc un "robinet". En tapant cela, je me demande si je n'en ai pas déjà, parlé dans un billet précédent. Dans ce cas, il va falloir m'en excuser.

Bref: une heure et demie de vrai bonheur, en tout cas pour moi. Mais je suis presque sûr qu'eux aussi aiment ces moments-là puisque, lorsqu'il m'arrive d'en recroiser un par hasard des années plus tard, les premiers souvenirs qu'il évoque sont ceux des voyages à Rome ou en Grèce et les instants passés au collège à m'écouter raconter les mythes et les légendes. Et n'est-ce pas cela, l'essentiel: la part de rêve, imaginée ou vécue?

lundi 27 avril 2009

Des voix

Des voix se taisent, à jamais. Comme celle de Macha Béranger dont je n'écoutais pas les mots mais qui me berçait, au moment de l'endormissement, de son timbre à la fois doux et grave, une voix chaude des ténèbres. J'éteignais la radio à minuit, juste après Mozart et le bonsoir de cette dame que j'emportais sous mes draps, au sein de la nuit. Le monde était en sécurité.

D'autres voix reviennent, un jour, sans prévenir. Hier, ce fut Gabrielle, une ancienne collègue dont le corps, à un moment, n'a plus pu supporter la souffrance psychique. Elle s'est arrêtée et s'est repliée sur sa communauté d'attache. Gabrielle est religieuse. Je ne l'appréciais guère en tant que collègue. Pédagogiquement, nous étions à des années lumière. Elle adorait la poésie, j'encensais la grammaire. Elle faisait dans l'impression, moi dans la démonstration. Nous étions à ce point dissemblables que, chaque année en cinquième, je récupérais un très fort pourcentage des élèves dont elle avait été chargée en sixième. Nous avions tenté de travailler en équipe mais bientôt, d'un accord tacite, nous n'en avions plus reparlé.

Pourtant c'est quelqu'un qu'humainement j'ai peu à peu appris à apprécier. Elle me surprend chaque fois quand elle me dit qu'elle se rappelle encore la façon dont je l'ai accueillie et aidée lors de ses premiers mois parmi nous. Je ne m'en souviens pas. J'avais, dans notre relation, une gêne énorme par rapport à la manière dont elle affichait sa foi, pour moi trop ostentatoire et peu sincère, trop outrée à mes yeux pour pouvoir prétendre à la vérité. Peut-être me trompais-je et était-ce en moi que résidait le problème. Quoiqu'il en soit, cet aspect un peu boyscout m'a très longtemps refroidi, voire irrité, chez elle.

Et puis elle est tombée malade, elle a montrée des faiblesses auxquelles je me suis mis à croire, elle a gagné en humanité et en doute ce qu'elle perdait en certitude et en joie. Je la préférais ainsi. Toute ma vie, je crois, je n'ai aimé que des gens dont on devine la fêlure cachée.

Quand elle est partie, la vie a continué au collège, sans grand changement. Tout était plus simple même: nous n'avions plus personne à ménager, nous pouvions avancer sans crainte de blesser personne. Ce fut d'abord comme un boulet de moins. Pourtant, les mois passant, elle en est venue à me manquer, parfois, pour de brefs instants d'échange plus profond, au détour d'une parenthèse aussi vite refermée que la porte de la classe. Je pensais à elle, cette semaine, en passant devant sa maison mère et en voyant, dans la grande salle d'étude, les livres qu'elle a donnés au moment de son départ.

Hier, elle a téléphoné. Je n'aurais pas dû être là, je ne suis en principe jamais chez moi le dimanche. J'étais là. Surprise et joie de l'entendre. Elle savait que je voyais Kikou, elle savait qu'elle était malade et voulait par mon intermédiaire lui faire parvenir son amitié. La conversation s'est engagée, d'abord à résumer les mois passés puis de façon plus personnelle, non pas totalement intime mais pudique et vraie en profondeur. J'en ai eu les larmes aux yeux à un moment tant l'impression de communiquer en totale vérité était intense. Nous avons parlé de la foi, de la lecture, de la maladie et de la mort, de l'égoïsme protecteur dont il faut parfois user pour ne pas sombrer, de la prière et de la louange, de la joie, de la beauté du monde, sans que jamais cela ne soit mièvre ni entendu. Au bout de presque une heure et demie, il a bien fallu raccrocher: j'allais voir ma mère, elle une vieille sœur bien malade. Retour au quotidien.

Peut-être cet échange restera-t-il unique. Peut-être serait-ce mieux ainsi, pour ne pas risquer d'abîmer la qualité de l'émotion ressentie. Mais je suis prêt à retenter l'aventure.

L'air et pas l'auteur

Que faire quand on a l'air et pas l'auteur? Pas même le titre ni l'interprète. Tenez, par exemple celle-ci, entendue à la radio hier, une chanson des années soixante-dix, américaine, avec un chanteur à la voix légèrement cassée. Une chanson que j'adorais. je vous en fredonne les premières notes.
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Vous avez entendu? Vous pouvez répondre à ma question? Non, bien sûr. Et pourtant comme j'aimerais que vous puissiez le faire, me dire qui interprétait cet air et de quoi il s'agissait. L'appareil indispensable à ce genre de réalisation n'est pas encore inventé.
Alors, technologie boiteuse, quand avanceras-tu sur tes deux pieds?

dimanche 26 avril 2009

D'autres

Tristesse du jour. Il a plus. Sans cesse. Mais j'avais hier fait le plein de joies et de soleil.

Le matin, en courant avec S.I d'abord, puis le repas de midi chez F-J, ce vieil ours d'hétéro. Repas rapide car j'avais du travail mais toujours aussi fraternel. Parlé de nous, comme d'habitude, en toute confiance, sans tabou ni barrière. Il faut seulement deviner parfois si l'autre n'a pas un peu de flou en lui, qu'il n'osera trop montrer par pudeur. Un beau moment qui n'avait pas besoin d'explication supplémentaire quand il m'a dit avoir un seul projet mais ne pas le réaliser de peur ensuite de n'en plus avoir aucun. Avec F-J, je crois qu'on se "flaire" bien, comme deux chiens de la même meute. Demain, nous irons voir Kikou, à l'hôpital. Elle le réclame. Je suis heureux d'être à l'origine de ces retrouvailles.

Après plusieurs heures de travail dans l'après-midi, départ pour Saint-Laurent de Mure où Yveline m'avait invité à passer la soirée. Quelle tristesse que cette longue plaine de l'est encombrée de hangars, d'entrepôts, de magasins de meubles et de carrefours giratoires! Je l'ai déjà dit mais chaque fois je suis surpris et déprimé par cette laideur. D'ailleurs, quand je suis rentré très tard dans la nuit, très tôt ce matin, pour achever le tableau, il pleuvait. Seule l'acidité des champs de colza me réchauffe.

En revanche très bonne soirée où j'ai fait la connaissance de deux couples plus ou moins rituellement constitués. J'avais peur de m'ennuyer, de ne pouvoir m'intégrer dans leur monde qui n'est pas le mien. Or chacun, du chauffeur de taxi à l'infirmière, de celui qui travaille dans l'immobilier à sa compagne dont je n'ai pu comprendre la profession, s'est montré vrai dans les conversations, ne cherchant à aucun moment à se cacher derrière un quelconque jeu social.

Le "travailleur de l'immobilier" en particulier, qui a commencé par montrer sa faconde et sa grande gueule et que j'ai vu intéressé bizarrement lorsqu'il a appris que j'étais prof de langues anciennes. La conversation est ensuite partie sur les enfants et ce sentiment inconnu de moi que procure la paternité. Et là, j'ai vu comme une fêlure en lui, comme une bataille qu'il voulait à tout prix gagner contre l'avis d'une des femmes. Il manifestait une telle hargne à exposer ses arguments que je voyais là qu'on avait touché un point sensible de cet homme. Ce personnage devenait plus profond, plus lisible aussi pour moi, et j'eus l'explication lorsqu'il me dis, à moi, qu'il était fils de la DASS. Nous devons nous revoir fin juin. Je suis sûr que nous allons reprendre cette conversation.

Ainsi derrière des façades qu'autrefois j'aurais définitivement classé dans une catégorie à des années-lumière de la mienne, je découvre des êtres sensibles et finalement proches de certaines de mes interrogations. J'ai moins peur des autres, je vais vers eux plus facilement maintenant et surtout avec plus de vérité. La moisson de cette confiance nouvelle est souvent généreuse.

L'église

L'enfant entra dans l'église. Il devait avoir sept ou huit ans. Qu'était-il venu faire ici, ce jour-là, seul, après quatre kilomètres de marche depuis son hameau? Se confesser sans doute. A cette époque-là, il fallait être lavé de frais de tous ses péchés pour approcher de la table de communion. Il fut surpris par le silence, si opposé à la splendeur des chants en latin de la grand messe du dimanche, ces chants qui le portaient hors de lui-même. Un silence sacré, que l'on ne pouvait briser impunément par le raclement du soulier sur le pavement ou le crissement d'une chaise trop hâtivement déplacée.

L'église était entièrement vide. Il était aussi toujours impressionné par la lumière qui venait du dehors à travers les vitraux, une lumière réfractée, adoucie, comme respectueuse elle aussi de la sérénité du lieu. Certains recoins restaient dans l'ombre, comme le vieux confessionnal en bois clair et ses trois places dont une seule était protégée par une porte, ou l'endroit occupé, près d'un autel secondaire, par une massive cloche de bronze dont le battant s'était fêlé. D'autres, au contraire, s'illuminaient des couleurs rapportées des vitraux, le pilier autour duquel s'enroulait l'escalier de la chaire, la statue de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus ou bien celle de Jeanne d'Arc, effigies de plâtre coloré qui, près d'un siècle plus tôt, en avaient remplacé d'autres plus anciennes.

Il fit quelques pas plus avant à l'intérieur, pour que s'évanouisse totalement tout bruit venu de l'extérieur et s'arrêta de nouveau à la hauteur des premiers bancs. Tout au fond devant lui, le maître-autel devant lequel, tournant le dos à l'assemblée, officiait le curé dans sa tenue si belle. Il était, lui, parfois, enfant de chœur, mais pas dans la grande église, dans la salle qui tenait lieu de chapelle aux quelques âmes chrétiennes de son hameau. Il n'aurait jamais osé se montrer ici, à la grand messe, devant une nef comble.

Dans un coin, Saint Joseph s'accrochait à son lys et le saint Curé d'Ars tenait les mains jointes, en signe de fervente prière. Les deux autels latéraux étaient consacrés l'un à la Vierge qui rêvait, douce, dans sa robe bleue, et l'autre au Sacré Cœur qu'il n'aimait pas de lui montrer une plaie sanglante et rayonnante.

Il préférait Jésus, là haut, sur sa croix accrochée au-dessus de l'arche du chœur, à l'aplomb de la table de communion de marbre contre laquelle on s'agenouillait pour recevoir dans la bouche l'hostie consacrée. Souvent, pendant le sermon, où il s'ennuyait toujours un peu, il le regardait, oubliant ceux qui l'entouraient et se faisant rappeler à l'ordre par ses voisins lorsqu'il fallait se lever aux paroles sacrées. Jésus lui plaisait: il avait les mains et les pieds percés de larges clous d'où s'échappaient quelques suintements de sang, on voyait la trace de la lance du centurion romain sur son flanc lui aussi ensanglanté, pourtant il n'avait pas l'air de souffrir. Ce qui le touchait, c'était cette douceur dans le regard, un regard qui chaque fois venait se poser sur lui, chaque fois le caressait de sa douceur et lui faisait comme un signe de fraternité.

Lorsqu'il clignait des yeux, il se retrouvait au milieu des autres qui ne s'étaient rendu compte de rien et il reprenait sagement le rituel comme on lui avait appris à le faire.

Ce jour-là,Jésus était là bien sûr, comment en pouvait-il être autrement?, mais ils étaient seuls tous les deux, pour la première fois. Il se mit à le regarder encore plus intensément pour saisir son regard, pour recevoir la caresse de ses yeux. Et il eut beaucoup plus. Il voyait le crucifix là-haut, toujours aussi haut dans la nef et il se voyait aussi, lui, en bas, écrasé par cette image. Sorti de son corps, il se voyait de dos, regardant son double qui fixait le Christ et à qui le Christ semblait répondre. Il vit le crucifié bouger, se détacher peu à peu du carcan de la Croix, s'en délivrer les jambes puis les membres et, tournant sa face glorieuse vers lui, se mettre doucement à descendre la rampe de lumière qui se formait devant et lui et s'arrêtait au pied de l'enfant médusé. Et lorsque Jésus fut au milieu de la rampe, il se mit, lui, à monter à sa rencontre. Il vit ses pieds quitter le sol, sans effort, sans mouvement, comme glissant sur cette même rampe, il vit s'approcher le corps du supplicié. Il en ressentait à la fois de la joie et une terreur absolue. Quand ils furent côte à côte, le Christ lui montra la Croix derrière lui et il comprit. Alors ils poursuivirent leur chemin, l'un vers le sol, l'autre vers les deux traverses de bois où bientôt il se retrouva, plein d'amour, sans douleur, dans la plénitude d'un désir satisfait.

L'arrivée du curé brisa le mirage. C'est de ce jour que date, pour ce garçon, la volonté de se faire prêtre, ou moine, ou missionnaire. Volonté qui disparut le jour où sa sœur mourut, trop jeune, où il se sentit trompé dans son amour.

Depuis il ne cesse de rebâtir cet amour.

(A Kab-Aod. Il comprendra, je crois.)

samedi 25 avril 2009

Vieille dame et jeunes filles

Il se passe toujours des choses inhabituelles le samedi, en ville.

Voies sur berges, Cité Internationale, ce bel italien de Turin.

Bas ports du Rhône, passerelle du Collège, ce chœur de vierges. Que font-elles là?

Une seule règle: toujours avoir son appareil avec soi (photos, bien sûr!).

Les cardons

Ce matin, on a dépaillé les cardons, comme aurait dit ma grand-mère qui, elle, en faisait de délicieux gratins. A voir les frêles tiges blanches que l'on voit sortir du pantalon quand le long hiver est terminé, l'expression peut se justifier.

Autrement dit, j'ai mis le short pour la première fois de l'année. Avec S.I, direction Miribel encore aujourd'hui. Certains vont dire que je suis obsédé. Peut-être le suis-je, mais ce matin, c'était pour la bonne cause: courir. J'avais proposé à mon collègue de varier un peu les plaisirs (là non plus ne voyez pas d'allusion perverse) et, comme il faisait beau, de faire le tour du lac en petites foulées. Ce qui fut réalisé à bonne allure. J'en étais moi-même surpris à l'arrivée. Cela expliquait sans doute la petite baisse de forme de mon compagnon lors des deux derniers kilomètres. Je lui ai bien proposé de s'arrêter ou de ralentir, mais rien à faire: il est têtu, le bougre, et j'aime ça.

Moi? En pleine forme. Un seul regret: qu'il continue à se mettre sur les fesses ces grands shorts de footballeur qui lui vont presque aux genoux. Quand on a une silhouette arrière comme la sienne, on ne la cache pas. Mon short à moi mérite son nom et est très agréable à porter en courant, étant échancré sur les deux côtés. J'ai vu d'ailleurs que S. y jetait de discrets coups d'œil de temps et temps. Ou alors, je me fais du cinéma.

Plaisanterie mise à part, j'aime courir avec lui: on parle parfois, on se tait aussi, approximativement la même foulée et pas de gémissements intempestifs quand un passage se révèle un peu plus difficile. Sans doute allons-nous bientôt passer à deux entraînements par semaine si l'on veut s'aligner au départ du semi marathon cet automne. Nous avons aussi le projet de boire l'apéritif et même de partager un repas un jour où nous serons plus disponibles. Alors que nous évoquions ces possibilités, il m'a surpris, mais je n'ai pas bronché, en concluant: "Moi, tu sais, je suis ouvert à toute proposition." Je n'ai pas rebondi là-dessus. J'en connais qui l'auraient fait.

Bonne matinée, en tout cas, suffisamment chaude pour être plaisante, suffisamment fraîche pour que courir reste un plaisir. Et la journée n'est pas finie!

vendredi 24 avril 2009

Sur ordonnance

Je viens de passer un pull. L'air devient plus vrai maintenant que la nuit est tombée. Il a fait aujourd'hui une journée d'été. Je n'ai pu résister à l'attrait du soleil. Alors les serviettes de bain ont retrouvé la voiture, j'ai ressorti le vieux sac à dos américain, celui que la lumière déteint un peu plus chaque année et dont le noir s'éclaircit à chaque saison. J'y ai mis la protection solaire, une petite bouteille d'eau, mon appareil photo, mes papiers, mon portable et un livre.

Je me suis garé sur le parking surplombant la plage naturiste. Visiblement le beau temps avait attiré les lézards. Mais j'ai, comme d'habitude, poursuivi un peu plus loin le long du lac, jusqu'au bout de la partie boisée, là où la plage s'élargit un peu et offre des ombres d'ombre et de soleil.

J'avais presque oublié comme cela peut être bon d'être nu. Il faisait si doux cet après-midi sans vent que j'ai senti tout de suite la chaleur me masser tout le corps. J'avais une place idéale, proche des autres mais me permettant de m'isoler, que m'avait laissée un cycliste qui partait à mon arrivée. J'entendais quelques conversations un peu plus loin, je ne voyais personne. En face de moi, les reflets d'argent du soleil sur les eaux et quelques cygnes prétentieux. Au loin, très loin, dans une brume de chaleur, la tour de la Part-Dieu.

Je ne me suis pas baigné, juste un peu trempé les pieds jusqu'aux mollets. J'étais bien sur mon drap de bain. Enduit de crème, je ne risquais rien, malgré la blancheur de ma peau qui appréciait d'être mordillée et de transpirer ses premières gouttes. J'étais si bien que j'arrivais à peine à me concentrer sur ce que je lisais. Quelques mots ensuite échangés avec des messieurs tout aussi nus (sauf celui de la photo) et tout aussi calmes que moi, mots anodins sur la joie des beaux jours retrouvés, sur la surveillance policière qui ennuie les naturistes, sur tout et sur rien. Un bonjour et quelques phrases avec un employé de l'agence bancaire où j'ai mon compte.

Deux heures au soleil et puis je suis remonté à la voiture avec un sentiment de plénitude. Besoin de rien d'autre, pas de détour dans les fourrés, pas de regards d'envie, pas de velléité à m'égarer sur les sentiers de traverse. Le bien-être ressenti me suffisait.

Et puis, je venais de prendre mon médicament. Je peux dire maintenant, s'il en est besoin, que je me mets nu pour les nécessités d'un traitement: le soleil apporte de la vitamine D et elle est très bonne pour la prostate. Alors! Comme me l'a conseillé J., je devrais me le faire prescrire sur ordonnance et me servir de cette ordonnance comme cache-sexe: les gendarmes de Miribel n'auraient plus qu'à se pencher pour lire!

jeudi 23 avril 2009

Petite main

Mais où crèche-t-il?

Ouvrons la fenêtre

La fenêtre est ouverte. C'est lui qui l'a ouverte tout à l'heure: il voulait profiter du soleil. Toute l'odeur du parc en dessous de nous entre brusquement. Le lilas embaume jusqu'ici.

Nous avons déjeuné face à face, échangeant quelques rares mots directement. D'autres tiennent la parole et ne la lâchent que passagèrement. On les écoute, on sourit, on relance parfois quand il le faut. Mais peu de mots entre nous. Il me cite ses dernières lectures, pendant ces vacances, de la fantasy qu'il aime et que je connais peu.

Et puis nous sommes remontés tous les deux, pour corriger des copies. Lui, c'est la fin de ses dossiers d'autobiographie. Moi, un paquet de rédactions de sixième sur une nouvelle aventure d'Ulysse. Je lui dis que savoir qu'il va travailler me stimule et c'est vrai. Nous nous installons dans la salle de la machine à café qui ronronne interminablement avec parfois un soubresaut, comme si elle sortait de plusieurs minutes d'apnée. Nous nous asseyons face à face sur la table ronde.

Alors que nous étions jusque là silencieux, nous relevons au même moment la tête pour parler et c'est presque la même phrase qui sort de nos deux bouches: nous sommes des gens du dehors, le soleil nous attire à l'extérieur. Je pense, moi, à des corps nus. Je ne sais pas, lui, ce qu'il cache dans ses pensées.

Les autres collègues habituelles sont en réunion dans une autre salle. Nous sommes seuls longtemps. Précieuse parenthèse. Les stylos rayent, soulignent, tracent des commentaires ou des signes cabalistiques. Je le regarde parfois à la dérobée: il se frotte le haut du front et le début de la calvitie, doucement, attentivement, tendrement, comme j'aimerais le faire à sa place. Sa barbe fine est entretenue. Il a des doigts courts et fins cependant.

Parfois il relève la tête et me fait un sourire, un de ceux qui me font fondre à coup sûr, parce que donnés sans fard, dans la vérité d'une relation. Et j'en profite pour me noyer dans le bleu-vert de ses yeux. Je les regarde tant, ses yeux, quand il les plante dans les miens sans que nous déviions nos regards, comme heureux de se fixer longtemps, que je ne peux en préciser la couleur.

Nous nous arrêtons pour vérifier l'orthographe de "sylphide" dont nous ne sommes sûrs ni l'un ni l'autre. Chacun son dictionnaire. Un petit jeu entre nous, à celui qui trouvera le plus vite, sans que l'on ait besoin de se le dire.
D'habitude, entre collègues devant un paquet de copies, nous échangeons des impressions, nous citons les phrases d'élèves pour en rire, nous relevons les fautes d'orthographe les plus drôles. Avec lui, rien que le silence, l'odeur du lilas, le bercement de la machine, le soleil inondant la pièce et ses regards, ses sourires.

Plus tard, il me dit: "Mon père était comme toi de 52." Il m'a parlé de son père, de son suicide, de sa culpabilité à lui. Il m'en a parlé presque tout de suite, quand nous nous sommes connus. Puis il rajoute: "Tu pourrais être mon père." Nous avons vingt-cinq ans de différence. Je viens de m'en souvenir. Je pourrais être son père. Et cela me fait plaisir, comme une poche de tendresse immense au creux de l'estomac.

Il fait si beau dehors.

Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée

Il y a vingt ans: Ouvrir l'école sur le monde.
Aujourd'hui: faire de l'école un sanctuaire inviolable.
Il faudrait savoir: on ouvre ou on ferme?

mercredi 22 avril 2009

Encre dorée.

Étrange sentiment aujourd'hui en recevant mon courrier. Une lettre grand format avec un timbre en cœur et l'adresse rédigée à l'encre dorée, un peu comme le font les collégiennes à l'âge où je les côtoie. Tampon illisible, pas de mention de l'expéditeur. J'ai pensé à une naissance ou à un mariage. Je n'étais pas loin.

La fille d'un couple de mes anciens amis a épousé un cubain en février à La Havane en présence de la famille cubaine. Ses parents, mes amis donc, projettent d'organiser une soirée mi juillet chez eux, dans le Brionnais et j'y suis invité.
Tout est pour le mieux alors? C'est effectivement d'abord un sentiment de joie qui m'a envahi. Puis, les heures passant, je ne suis plus très sûr de rien.

Ces amis-là, j'en n'en ai jamais eu de nouvelles depuis quatre ans, depuis la mort de Pierre. Comme elle en particulier m'était très intime, j'ai d'abord été surpris de leur silence, puis peiné. Je m'y suis résigné ensuite, pensant les avoir perdus définitivement, sans que je sache pourquoi. Et mon état de tristesse à ce moment-là m'interdisait de m'imposer où que ce soit.

Et puis voilà une lettre, ou plutôt un faire-part sans aucun message personnel, aucune ligne manuscrite. Et moi, je me mets à être heureux. J'ai, depuis, pensé à mon chien qui, lorsque nous rentrions, l'un ou l'autre, d'une absence prolongée, commençait par nous faire la fête puis, se souvenant de son "abandon", entreprenait alors une longue parenthèse de "tirage" de gueule. Sur ce coup-là, je lui ressemble un peu. Une fois le plaisir d'avoir de leurs nouvelles passé, je me suis interrogé: ces gens font partie de mon autre vie. Ai-je envie de les retrouver?

Ce sera alors au milieu d'autres invités que je connais aussi et qui ont tous été aussi silencieux. Il faudra que j'explique, que je fasse des résumés, des bilans, que je réponde à des questions sur moi, sur mon deuil, sur ma souffrance peut-être, et je n'en ai pas envie. De plus, comment interpréter l'envoi de ce petit signe? Est-il purement protocolaire? Sert-il d'amorce pudique à un retissage des liens anciens? Mais pourquoi la froideur du message officiel sans le moindre clin d'œil autographe?

Je ne suis plus le même et je n'ai pas envie de rendosser, même pour une unique soirée, mon habit d'autrefois, chose qu'automatiquement on me forcerait à vivre, par économie de sentiments, pour ne pas avoir à faire soi-même le point sur image nécessaire. Je ne suis plus deux, comment me verront-ils seul, sans connaître la lente évolution qui m'a conduit à aujourd'hui? Je ne sais pas que penser de tout cela. La seule question que j'ai à me poser est en fait simple: les revoir me fera-t-il plaisir? Mais, si la question est simple, la réponse, elle, ne me le semble pas.

mardi 21 avril 2009

Autobiographie.10: le récit d'un événement historique vécu par le biais de la télévision, la radio ou les journaux

Je ne suis pas encore au bout de la liste d'éléments demandés par mon cher collègue Nicolas en vue de la réalisation d'un dossier autobiographique. J'ai pour l'instant mis de côté un de ces éléments, non que je me refuse à le publier mais parce que je ne trouve pas dans mes archives ce que je cherche: la photo de moi lorsque j'étais enfant. Dès que je l'ai, promis, elle paraîtra. Pour patienter, allez donc voir celle de Jahovil, . Bon, d'accord, il est moins beau, mais tout de même, il n'est pas mal non plus! Et puis, ce petit derrière qui pointe innocemment, c'est beau, c'est frais!

Pour l'élément d'aujourd'hui, je n'ai pas hésité beaucoup. Quel événement historique m'a le plus marqué depuis mon enfance, en tout cas depuis que ma conscience politique est suffisante pour me permettre un jugement? Deux ou trois moments me sont passés rapidement par la tête: la catastrophe de Fréjus après la rupture du barrage de Malpasset en 1959 et la campagne pour l'élection présidentielle de 1965 entre autres. Pour le premier, je ne garde que de vagues souvenirs. Pour le second de ces moments, ma mémoire est plus précise: je me souviens fort bien de cinq des six candidats de cette année-là: Marcel Barbu, qui pleura à la télévision et dont j'ai retrouvé ensuite la mémoire par les travaux de recherches de Pierre sur la Communauté de travail que cet homme dirigeait, Marcilhacy, Lecanuet, Tixier-Vignancour pour l'extrême-droite et bien sûr De Gaulle, dont les apparitions télévisées, en tant que chef de l'Etat, avec l'image en noir et blanc et la Marseillaise avant et après, me fascinaient. Et celui que j'avais oublié? Mitterand dont je ne garde aucun souvenir lors de cette campagne. Je me suis rattrapé depuis, rassurez-vous!

J'aurais justement pu choisir son élection de mai 1981, mais je l'ai moins vécue devant la télévision que dans la rue, le soir du 10 mai, avec des milliers d'autres français heureux de cette victoire de la gauche. De plus, aujourd'hui, o tempora o mores, je craindrais que le rappel de cette joie ne fasse trop contraste avec les soupirs que je suis amené à pousser lors de déclarations de certains ou certaines à gauche en ce moment.

J'aurais aussi pu revenir sur le 11 septembre 2001 et les images qui tournaient en boucle sur toutes les chaînes de France et du monde entier: ces avions qui n'en finissaient pas de s'encastrer dans les deux tours de Manhattan devant les yeux de millions de gens médusés.

Non, l'événement qui m'a bouleversé, je peux employer ce verbe, est la chute du mur de Berlin. J'avais 37 ans et deux jours, ce 9 novembre 89. J'ai pleuré. De joie. Je savais que je vivais un grand moment, un moment historique. J'en avais conscience en direct, ce qui est assez rare dans une vie. Lorsque j'étais enfant, je ne comprenais pas qu'un pays, l'Allemagne, soit coupé en deux parties irréconciliables: si j'écoutais, horrifié au point d'en rêver, les récits de mes parents sur la guerre, je plaignais aussi ce peuple d'avoir perdu son identité. J'ai toujours aimé l'Allemagne et sa culture, je n'y peux rien. Quelques années plus tard, j'ai fait avec Pierre un voyage en Italie du nord puis en Autriche. J'ai découvert à ce moment là que Vienne n'était distante de Budapest que d'un peu plus de 200 kms. Et, devant le panneau indicateur qui marquait la direction de la capitale hongroise, je me suis senti à la fois impuissant, honteux et en colère. Ainsi, ce lieu dont le nom me faisait rêver était à portée de voiture et je ne pourrais m'y rendre, à cause de la folie des hommes!

En 89, j'ai pleuré, comme sans doute beaucoup d'autres gens de mon âge et plus vieux, nous qui nous imaginions que jamais, dans l'espace de notre vie, nous n'aurions l'occasion de voyager sans contrainte dans l'Europe réunifiée. Et cela se faisait. Des signes qui ne pouvaient tromper l'avaient annoncé mais je ne pensais pas que cela se produirait aussi vite et, j'ai envie de dire, aussi simplement. Une petite brèche, unique d'abord, puis les grilles s'ouvrent, le flux commence, d'est en ouest puis même d'ouest en est pour vérifier que c'est bien vrai, que ce n'est pas un rêve.

Je pleurais. Je crois que je pleurerais encore si j'en revoyais aujourd'hui des images. 28 ans de honte effacés par cette nuit tranquille: on peut se laisser aller à ses émotions! Le plus beau mot dans toutes les langues du monde ce soir-là, c'était Frei, Libre! Et puis, ce moment de bonheur intense encore, de beauté absolue: Mstislav Rostropovitch et son violoncelle et la musique de Bach, éternelle! Le xx°siècle finissait dans ces accords. Nous étions tous persuadés que le XXI° ne pourrait être que meilleur! La suite fut moins belle et je me souviens aussi du procès des époux Ceaucescu, à peine plus d'un mois plus tard. On avait déjà réinventé la barbarie!

Da, da!

Chouette: j'ai plein de nouveaux amis. Ils ont pour prénoms Maksim, Gena, Vyacheslav et Vjacheslav (sans doute les Dupont(d) russes), Evdokim, Anton, Gerasim, David (tiens!) et Ilya.

Leur nom de famille? Tous le même: Spam!

lundi 20 avril 2009

Quand j'avais cinq ans, je m'ai tué

Quelle idée d'aller exhumer ce livre du fin fond de ma bibliothèque? Un pur hasard: :mon œil s'est arrêté dessus il y a peu, j'ai confondu l'auteur, Howard Buten, avec celui de Pourquoi j'ai mangé mon père?, Roy Lewis, ce qui, pourtant, n'a rien à voir, et j'ai voulu lire ce roman dont Pierre m'avait parlé il y a bien longtemps et qui lui avait énormément plu.

Ma première impression fut négative. Les tics d'écriture visant à singer la façon de parler d'un enfant de cinq ans ont commencé par m'agacer considérablement. J'y voyais un truc littéraire un peu gros, une sorte de mode branchée des années 80 (le livre est sorti en 81). Puis, peu à peu, je me suis laissé emmener dans l'univers de cet enfant que l'on enferme dans une institution psychiatrique qui ne lui convient pas vraiment, je me suis laissé prendre à ses mots, à sa naïveté mêlée d'une grande créativité poétique.

Et puis je voulais savoir ce qu'avait fait cet enfant à Jessica, son amie, pour mériter ce traitement. Et cela n'est dit qu'en fin d'ouvrage, bien qu'on le devine beaucoup plus tôt. Aujourd'hui, l'univers psychiatrique passionne moins que dans ces années-là. On ne l'aborde plus que sous l'angle de justice (j'allais écrire vengeance): on ne se pose plus la question que de savoir s'il est normal qu'un individu que les médecins jugent irresponsables échappe au glaive de la "République". Certains, pour bien montrer qui dirige et possède le pouvoir, n'hésiteraient pas à rétablir la peine de mort et à faire gravir en priorité les marches de l'échafaud à des gens dont les pulsions sont incontrôlables, y compris par eux-mêmes.

Dans les années 80 et même avant, le problème se posait différemment. Fallait-il ouvrir les "asiles" sur l'extérieur, fallait-il permettre aux "fous" de côtoyer dans la rue tous les gens "normaux" qui la peuplent quotidiennement? Pour avoir eu des ami(e)s infirmier(e)s psy., j'ai pas mal navigué en bordure de ce monde, jusqu'à, avec l'un d'entre eux, emmener au théâtre un pauvre garçon dont les parents ne faisaient jamais à Noël le déplacement pour le voir. Je me souviens de sa joie, de ses cris de bonheur un peu trop expansif pendant le spectacle. Je me souviens aussi du regard des gens sur ce résidu dont personne ne voulait et de la condamnation à peine voilée qu'on pouvait y lire. Je me souviens enfin d'avoir moi-même eu honte de me montrer avec lui et qu'il avait fallu que je prenne sur moi pour me forcer à accepter ce qui aurait dû me paraître d'emblée normal.

Ce roman est peut-être un peu manichéen quant à son analyse du milieu médical mais parvient parfaitement à nous introduire dans l'esprit de cet enfant qu'un rien pourrait sauver et qui ne le trouvera pas. Il est aussi étonnamment moderne dans le fait de nous montrer que la seule solution proposée est la contrainte et la remise dans les rails de la norme.

Une fois, j'avais cinq ans. J'allais souvent en voiture . Je me mettais à côté de papa sur la bosse. La bosse c'était au milieu du siège avant, là où il n'y avait pas de couture. Ca me soulevait comme ça je pouvais voir. C'était ma place spéciale à moi tout seul. Une fois on est allé jusqu'à Frankfort dans le Michigan et j'ai passé tout le voyage sur la bosse. Tout le voyage.
Et puis un jour mon papa nous a emmenés Jeffrey et moi dans la boutique Hanley-Dawson Chevrolet pour acheter une nouvelle voiture. On y est allé dans notre vieille voiture. J'étais assis sur la bosse. Et puis on est monté dans la nouvelle voiture. Elle avait une drôle d'odeur. Papa est monté et il a démarré. On est parti. J'ai regardé par la vitre arrière notre vieille voiture et je lui ai fait au revoir avec la main.
- Et notre vieille voiture, papa? j'ai demandé.
- Quoi, ce tas de ferraille? On s'en fiche.
J'ai regardé le siège avant. Y avait pas de bosse. Mon papa a expliqué:
- C'est parce que cette petite merveille a le moteur à l'arrière. Vous avez vu toute la place supplémentaire que ça nous donne?
J'ai posé mon menton sur le dossier du siège arrière et j'ai regardé notre vieille voiture par la fenêtre arrière. J'ai même pleuré peut-être. Et Jeffrey m'a dit:
- Qu'est-ce que t'as à pleurer, bébé?
Et j'ai dit:
- J'ai pas de place pour m'asseoir.

(Trad. de Jean-Pierre Carasso.)

Noël ou Byzance?

Voilà: j'ai retrouvé tout le monde ce matin, élèves et collègues. Un peu dur de remettre le réveil à six heures, d'autant que, comme à chaque reprise, j'ai mal dormi cette nuit, comme si je débutais!

Les élèves un peu intimidés, semblait-il, à croire qu'un problème de santé confère une aura que les autres ne possèdent pas. Les collègues aussi retrouvés, en particulier la toute première rencontrée, Delphine, qui m'a fait un grand plaisir, vraiment, en m'accueillant avec ces mots: "Je suis contente de te revoir." Et elle était sincère. Je redoutais les "Alors? Comment ça va? Tu as pu te reposer?" Bien sûr, il y en a eu, mais la majorité a insisté davantage sur le plaisir de se retrouver que sur le récit des aventures hospitalières.

J'ai à peine eu le temps de voir Nicolas, mais les deux fois où je l'ai croisé, son sourire et ses yeux m'en ont dit suffisamment. Il a le don de me faire fondre, celui-là, et j'ai l'impression qu'il le sait et qu'il en joue. Un jeu bien agréable.

Je suis rentré lessivé mais content d'avoir retrouvé mes marques et de ne pas avoir oublié le plaisir que me procure le fait d'enseigner. Plein de petits bonheurs tout le long de la journée, dont le retour de la Fnac avec quatre livres de poche: un De Luca (Rez-de-chaussée), un Camilleri (Le Roi Zosimo) et deux Pontalis (Fenêtres et Un Homme disparaît). Je crois que cela porte un nom: on peut dire, au choix, Noël ou Byzance!

Les deux Pontalis, d'ailleurs, ne semblaient attendre que ma visite aujourd'hui pour jalonner le chemin du hasard. L'un porte le titre de Fenêtres, alors que je disais hier éprouver en ce moment le besoin d'en ouvrir pour respirer de l'air frais. L'autre présente en couverture une reproduction de la statue L'Homme qui marche, d'Alberto Giacometti, reproduction que j'avais offerte à J. il y a plusieurs mois et œuvre d'art sur laquelle j'avais écrit un billet il y a aussi assez longtemps et qui est en première place au hit parade des recherches de mes lecteurs.

dimanche 19 avril 2009

Histoire d'eau

Allez, un petit sourire avant de clore ces congés!

Hier, en courant le long des quais du Rhône avec S.I, voici ce que j'ai découvert.

Non, pas d'hallucinations puisque ces moments inoubliables sont bien "imprimés" sur les photographies. Une simple idée originale pour attirer l'attention sur les crues des deux fleuves lyonnais (je sais, je sais, pas la peine de relancer le débat déjà ouvert chez Kab-Aod: la Saône est une rivière!) et leur pouvoir dévastateur. Gageons que ces objets étant lumineux, ils vont refaire leur apparition pour le 8 décembre prochain!

Moi, je veux bien me laisser submerger, mais par...... l'émotion! Car, pour tout dire, là, il y avait un fort agréable mouvement de roulis!

Un homme accidentel

Retour là aussi à de vieilles amours. Depuis longtemps, j'avais abandonné Philippe Besson. Le voir fermer définitivement le journal de Pascal Sevran m'a redonné l'envie de le lire. Et j'ai lu Un Homme accidentel dans la journée.

Je crois d'ailleurs que c'est ainsi qu'il faut le lire. Ne pas s'arrêter, ne pas reprendre car l'on risque de ne plus marcher. Philippe Besson est un malin, en effet. Toutes les ficelles, il a l'air de les connaître, un peu trop même. Il semble écrire facilement, je dirais même qu'à mon avis, il s'écoute écrire parfois. Je pourrais citer des pages où un mot entraîne l'autre, dans une langue assez jolie, classique et sujette à ruptures parfois, où une comparaison, une métaphore se file un peu plus qu'il ne serait nécessaire, où l'on pourrait économiser, où l'on se dit, après lecture, que les premiers mots auraient suffi et que la page y aurait gagné en intensité à être plus courte.

Pourtant ce fut pour moi un plaisir de lire ce roman. D'abord pour son sujet: un policier qui s'éprend d'une passion violente pour le criminel qu'il est censé traquer. Pour l'angle d'écriture adopté aussi: le narrateur est ce policier après les faits, au moment de sa déchéance. Un homme qui a derrière lui sa belle et son unique histoire d'amour. Enfin, si souvent Besson est un "phraseur", il lui arrive aussi de nous faire tressaillir par des intuitions, des touches rapides, fulgurantes qui nous font apercevoir son univers intérieur et sa fragilité masquée.

En quatrième de couverture, Dominique Fernandez parle, dans le Nouvel Observateur d'une "simple chronique de quelques jours fragiles". Jours chancelants mais pleins, jours décomptés où s'inscrit à jamais le sens de toute une vie sacrifiée, jours "accidentels" qui jamais n'auraient dû être vécus et qui le furent parce que cet amour-là s'est moqué des conventions.

Alors, bien sûr, je suis d'accord avec Kab-Aod lorsque, dans son commentaire à un de mes billets, il parle de roman pour ados homos en mal de fantasmes (je cite de mémoire). Disons que, l'espace d'une journée, je me suis glissé dans cette ancienne peau boutonneuse et je m'y suis senti bien.

Et puis, entre les silences et les étreintes, les mots sont venus, ceux qui racontaient sa vie d'avant et la mienne, ceux qui remplissaient les blancs, ceux qu'on échange d'ordinaire longtemps avant le premier baiser. Aucun de nous deux n'avait exprimé la nécessité de savoir. Simplement, il était quelquefois cocasse de délivrer des vérités élémentaires, de fournir des informations essentielles à un être dont on connaissait, par ailleurs, la moindre parcelle de peau et les soubresauts intimes. Oui, c'était bien de faire les choses à l'envers. De remonter jusqu'à la source.
Une image m'a traversé l'esprit: se présenter à un inconnu en lui tendant la main alors qu'on a goûté à sa bouche.

Questionnement.

Demain se termine pour moi une période d'inactivité de trois semaines. Je n'arrive pas à savoir si j'en éprouve du soulagement ou de la morosité.

Qu'ai-je fait de tous ces jours? Beaucoup qui,en addition, se résume par un mot: rien. Rien qui m'ait emballé, rien qui m'ait réellement captivé. Je n'arrive pas à fixer mon intérêt sur quelque chose de façon durable. Un instant, les photos ont servi de dérivatif. Et puis rien d'autre. Je suis un peu à côté de moi en ce moment. Parce que je ne sais pas où est moi.

Est-ce l'accumulation de soucis physiques en moi et autour de moi, dont principalement le déclin irréversible de Kikou, est-ce la conscience très présente en ce moment de passer un cap, de vieillir, est-ce l'impression d'avoir beaucoup semé en activités depuis quelques mois et de n'avoir qu'une maigre récolte, est-ce une phase temporaire, encore un mur qu'il faut éviter? Je n'en sais rien.

La seule certitude que j'ai, c'est que la difficulté est en moi, pas chez les autres. Je suis entouré de gens que j'aime, que j'estime et qui me le rendent bien, dont certains sont des appuis pour moi. Simplement, il faut que je me mette en accord avec moi-même, que je sache ce que je veux de façon plus claire et que j'ouvre quelques fenêtres pour laisser entrer l'air frais.

J'arrête là ces jérémiades. Je voulais juste dire qu'en ce moment, je suis moins solide qu'il n'y paraît. Alors pourquoi pas le boulot? Mais j'ai toujours douté que ce soit un remède bien efficace.

samedi 18 avril 2009

Au nom de la mère

Renoué, après un petit passage à vide, avec le plaisir de lier Erri De Luca. Je me demande même si ce n'est pas là un de mes livres préférés de cet auteur, voire le livre préféré.
C'est la Vierge Marie qui raconte sa fécondation par le souffle, par le vent du désert, puis ses mois de grossesse parfois difficile, toujours soutenue par la joie et la force intérieure qui la font braver les coutumes de son peuple et l'opinion des proches et voisins. Joseph, ici Iosef, l'aide par la confiance entière et sereine qu'il lui accorde. Lui aussi se met en marge pour accueillir cet enfant à venir.

C'est d'ailleurs, à mon goût, un des plus beaux aspects du récit, ce personnage si droit, si pur, ce Joseph que l'on oublie souvent ou que l'on réduit à un esprit un peu simple et sans grande consistance. Voir "réhabiliter" un de mes saints patrons m'a fait plaisir, c'est vrai. Mais il y a bien plus dans ces quelques pages organisées en quatre stances suivies de trois courts chants, le premier des bergers, les deux autres de Miriàm, Marie: je suis toujours émerveillé de voir comment cet auteur athée de son propre aveu, ou pour le moins agnostique, arrive par sa pensée à approcher aussi intimement certains mystères de la foi. Débarrassé des rites, des croyances et des interdictions, mais avec une joie apparemment égale à celle d'un croyant, il côtoie le divin par ses mots profondément humains. Son Joseph, par exemple, pourrait être lui-même dans le portrait qu'il en fait: un ouvrier sec, maigre même, tout en nerfs, avec des mains pleines des échardes dues à son travail du bois, un homme pour qui les racines ont leur poids mais qui privilégie, au moment du choix, ce que sa conscience lui dicte.

Le voyage s'achève à Bethléem, dans l'étable où, avant de le donner au monde, Marie savoure les premiers instants avec son fils, les seuls de toute une vie qui n'appartiendront qu'à eux deux. Il n'y a rien de trop dans ce récit. Chaque mot y a sa place. Il doit être épuisant d'écrire de cette façon, sèche et nerveuse mais pleine de tendresse, comme le ventre de Iosef.

Nous avons rencontré un aveugle guidé par un chien. Nous l'avons accompagné au village où il allait s'inscrire pour le recensement. Ce fut une courte déviation vers la mer. Ainsi l'ai-je vue de près et j'ai eu de la peine pour l'homme qui ne pouvait pas la regarder. Il a entendu mon soupir et il a deviné. Il a dit qu'il avait été pêcheur pendant trente ans et qu'il connaissait par cœur la mer et les mouvements qu'elle faisait. Il l'a décrite telle qu'elle était à ce moment-là, avec sa couleur de foin frais qu'elle prenait sous la poussée du vent de terre. Iosef et moi étions émerveillés et nous avons souri avec lui
Arrivé à destination, il a offert à Iosef des figues sèches et puis il l'a béni: "Toi qui aides quelqu'un qui est vu par les autres mais qui ne voit pas, puisses-tu recevoir l'aide de celui qui voit tout et qui n'est vu de personne." C'est un peuple de sages du cœur, le nôtre.

(Trad. de Danièle Valin.)

L'ennui

( Écrit le mercredi 15 avril)

Aix-les-Bains est une ville qui pue l'ennui. Alternance de rues sans intérêt aux maisons souvent délabrées et d'anciens palais déchus, trop grands pour la ville, trop prétentieux, trop inutiles aujourd'hui. Remonté la rue de Genève, une des artères principales du centre, aux commerces provinciaux, aux piétons hétérogènes, du petit juif rajustant sa kippa à la vieille dame à perruque qui prend les eaux ou dépense au casino. Les anciens parcs des palaces sont dépecés, vendus par lots pour construire des villas plus orgueilleuses encore. En bas, le marché aux vêtements et aux bijoux de pacotille, en haut l'endormissement des jardins centenaires et des jalousies fermées sur les souvenirs d'anciennes fortunes.
Seule au loin, la Dent du Chat avait encore un air glorieux.

vendredi 17 avril 2009

Retour

Il est seul dans la nuit. Il conduit. Les trois autres dorment, fatigués des deux jours, repus du plaisir des jeux. Il fait doux. Il a entrouvert sa fenêtre, pas trop pour ne pas les réveiller, suffisamment pour sentir l'air de la nuit lui caresser la joue. Il a déplié un bonbon à la menthe, d'une seule main comme il sait le faire. La fraîcheur de la menthe pourrait l'aida à se tenir éveillé. Mais il n'a pas sommeil.

Les voitures ne sont pas nombreuses sur l'autoroute. Parfois, il double un camion, étranger la plupart du temps, et tente d'en apercevoir le conducteur, qu'il imagine puissant et viril. Les bandes blanches séparant les deux voies défilent dans les phares. Les illusions d'optique font que souvent l'on ne sait pas si la route monte ou si elle descend. Ils arriveront en toute fin de journée, minuit, peut-être avant. Il lui restera quatre jours de vacances. De quoi se détendre encore, et se reposer.

A sept heures, ils se sont arrêtés sur un parking bordant les voies et ont mangé les provisions emportées d'Allemagne, en finissant par du chocolat acheté là-bas. Une sorte de rite gourmand, le chocolat. L'année dernière, il avait aussi rapporté de la rhubarbe fraîche qui, finalement, n'avait donné que deux pots de confiture.

Le séjour a été agréable. Il a fait beau, trop beau même, au point d'attirer la foule. Dans les attractions, l'estomac est bien resté en place. Un mal de tête simplement, et guéri à l'aspirine. Avoir pris deux jours cette fois-ci, avec une première nuit sur le trajet, était une bonne idée: moins de précipitation, moins de fatigue.

Encore deux heures de route, à peine plus, et il sera à Lyon. Le soleil, en déclinant, avait en fin d'après-midi fait place à un ciel plus couvert et la nuit s'était vite obscurcie de nuages venant de l'ouest. Demain, il pleuvra. Mais là, sur la route, il fait doux encore, un air de printemps, presque d'été, et cela lui convient. Tout se sera passé gentiment, les jours d'avant et les jours présents. Décidément, sa cinquantaine commençait bien.

Le Voyage vertical

Il y avait longtemps que je voyais ce livre de Enrique Vila-matas sur un rayon de ma bibliothèque où attendent les achetés non encore lus. Plusieurs fois, j'ai failli le choisir, chaque fois j'y ai renoncé: trop intellectuel, trop psychologique pour le moment présent. Et puis, pendant ces vacances, j'ai fait le pas. Pour m'en débarrasser, pensant le parcourir en diagonale.

Pas du tout. J'ai même trouvé un certain plaisir à cette lecture. Histoire d'un catalan, Mayol, expulsé de chez lui par sa femme alors que tous deux ont atteint les soixante-dix ans, et qui entame un voyage depuis Barcelone jusqu'à Porto, puis de Porto à Madère, en quête de son moi profond, de celui qu'il est réellement et qu'il a, plus ou moins consciemment, abandonné depuis bien longtemps. Raconté par un mystérieux narrateur qui se révèle, vers la fin du roman, plus proche que prévu du héros, ce périple à la recherche de soi n'a rien de rebutant: l'écriture en est simple et les réflexions psychologiques, si l'on s'en tient aux premiers chapitres, risquent même de paraître au contraire un peu simplistes. En fait, la démarche est de suivre la propre pensée du voyageur, pensée qui, d'un quotidien rassurant mais plein d'ennui et de clichés, parviendra peu à peu, comme Mayol, à se libérer de l'ancien carcan et à atteindre ce "port métaphysique" dont pourtant, au début, elle ne peut pas même concevoir l'existence.

Il ne lui restait plus qu'à dire que Lisbonne serpentait élégamment et était une ville inquiétante où l'on ne savait jamais si l'on était à la fin d'un voyage ou au départ d'un autre. Il ne lui restait plus qu'à dire que Lisbonne était une ville qui semblait parfois surgir comme un serpent de sa peau. Mais il vaudrait mieux que je le dise moi-même qui ai, parfois, l'impression de surgir de ce que j'ai écrit comme un serpent de sa peau, ici dans cette île de palmiers et d'éternité où, tous les jours, je plonge ma plume dans l'encre et où le temps, dans son théâtre fondé sur le calme et l'absence de vent, passe, pour moi aussi, lentement et facilement, parce que ici, la vie est facile, ma montre est très lente et, de plus, pourquoi le nier? je ne suis qu'un débutant, le débutant le plus lent.
(Trad. de André Gabastou.)

A la cure.

(Écrit le mercredi 15 avril)

Kikou m'a appelé. Belle voix au téléphone. Elle va mieux. Momentanément. Je suis en Savoie, à la cure. Je n'étais pas revenu depuis la Toussaint. Chez E., rien ne change, jamais. Sauf que je ne touche plus à son jardin. Je n'en ai pas envie et je sens trop les gémissements de mes muscles. Je l'ai pris en photos, toutes ces fleurs dans la pelouse et sur les arbres, à la lumière rassurante de fin d'après-midi surtout.

Ce matin, les jardiniers municipaux sont passés. Plus de fleurs. Tout est coupé. Ces martiens en jaune et rouge ont fait leur travail. E. va revenir d'un enterrement et nous irons à Aix, au marché. Lorsque je suis ici, je n'ai plus envie de bouger. Je tombe chaque fois dans une espèce de torpeur qui m'ensommeille. Plongé dans un large fauteuil confortable, je lis et je somnole, fixant parfois en face la colline qui nous sépare du lac.

J. est en Allemagne. L'an dernier, j'étais du voyage. Je peux donc l'imaginer, lui et ses enfants, dans ce parc d'attractions qui, contre toute attente, m'avait tant plu. Même l'hôtel où il a passé la nuit, je le vois bien, cette reconstitution partielle mais pas ridicule du Colisée de Rome. Le temps devait être beau hier, comme ici. J'imagine sa joie à essayer la nouvelle attraction, encore plus impressionnante. Je suis sûr qu'il a levé les bras bien haut dans les descentes, en hurlant comme un gosse. J'avais réussi l'an dernier, à me décramponner du bord de la nacelle, à vaincre mon vertige, à le convertir en plaisir mêlé d'appréhension légère, mais où l'excitation l'emportait.

Les jardiniers sont partis. Je n'entends plus rien que les oiseaux. Hier soir, tout en lisant, j'ai suivi à la télévision un téléfilm d'Yves Boisset sur Roger Salengro, suffisamment bien ficelé, et admirablement bien joué, pour m'intéresser. Beaucoup de gens ignorent qui était Roger Salengro. Moi, je le sais depuis toujours car son nom est lié à mon enfance: c'était le nom de mon école primaire. Je n'ai jamais fait l'effort de lui donner un visage mais l'associer à celui de Bernard-Pierre Donnadieu ne me gêne pas. Ce qui m'a gêné en revanche, c'est l'alternance dans le film de la prononciation, tantôt "Salengro" comme je le dis moi-même, tantôt "Salingro". Pourquoi? Quelle est la bonne?

Je lis beaucoup ici, comme d'habitude, et vite: terminé un roman entamé à Lyon, lu un deuxième et largement attaqué un troisième. Lorsque E. m'a réveillé ce matin, à 9h, je dormais profondément, au milieu d'un rêve agréable en Provence. Il y a longtemps que je n'ai pas fait de cauchemars. Même pendant la "sonde", mes rêves étaient légers, parfois tendres et sensuels. Le trajet en voiture n'a pas perturbé Miss Prostate. J'en avais la crainte mais elle a bien supporté le voyage.

A relire ce billet, j'ai l'impression que parfois ce blog se transforme en journal intime. Pourquoi pas? Hier, dans la grande surface voisine, j'ai vu à la vente le neuvième tome de celui de Sevran. J'en ai lu la dernière page, ultime hommage rédigé par son ami Philippe Besson. Et c'est un roman de ce dernier, Un Homme accidentel, que j'ai acheté, pour voir, pour savoir si j'allais me réconcilier avec son écriture. Je suis en train de le lire. J'aurai sans doute terminé ce soir.

Le temps est plus couvert qu'hier. Je ne sais pas ce que nous ferons cet après-midi.

Désolé.

Non, je ne suis pas parti comme un voleur! Mais, avant de quitter Lyon pour deux jours au vert, j'ai oublié, pressé par le temps, de laisser un petit message pour prévenir. Je suis très touché par les mails de ceux qui s'inquiétaient pour moi, mais je vous rassure et peux vous dire, comme Charles d'Orléans, qu'"encore est vive la souris"!

lundi 13 avril 2009

Le Messie.

Plus de deux heures et demie devant la télévision. Il fallait que cela en vaille la peine pour me retenir aussi longtemps devant l'écran.

Le Messie de Haendel, comme je l'ai annoncé un peu hâtivement hier. Je savais que c'était beau mais j'avais oublié à quel point cette musique baroque me touche, surtout quand elle est, comme ce soir, jouée intelligemment et avec beaucoup de retenue par l'ensemble Matheus de Jean-Christophe Spinosi.

Enregistrée au théâtre de Vienne il y a quelques jours à peine, cette interprétation accompagnée d'une mise en scène en costumes modernes est magnifique. Le plateau tournant nous présente différents décors tous semblables et tous différents par les détails, immense appartement bourgeois à haut plafond, tantôt morgue et tantôt maternité, tantôt couloir d'hôtel de luxe et tantôt lieu d'une dernière Cène cauchemardesque, dans des tons blancs et gris-bleu, dans des éclairages alternant chaleur et atmosphère glacée.

Le danseur, symbole du Christ, de l'Homme plutôt, martyrisé et ressuscité est un danseur sobre, au physique d'un Hugh Grant vieilli et asséché. Il s'intègre parfaitement à la musique, elle aussi donnée tout en retenue, dans l'Alléluia en particulier, qui respire la joie vraie. Deux soprani bouleversantes, un ténor à la hauteur, une basse tout en colère rentrée et surtout un contre-ténor dont la qualité de la voix égale ses talents de comédien, à l'instar des autres solistes. Les chœurs Schönberg que je ne connais pas et qui valent à eux seuls une salve d'applaudissements. Seule m'agaçait un peu une silhouette de fine soubrette s'exprimant en langage des signes et dont je ne comprenais pas très bien l'utilité, prenant sa présence ici pour une coquetterie inutile de mise en scène, jusqu'à ce qu'à la fin, sur l'Amen qui clôt l'Oratorio, elle nous transmette les paroles de la Prophétie d'Isaïe.

Je n'avais pas écouté cette œuvre depuis bien des années, sans doute depuis que je ne me sers plus de ma vieille chaîne, après l'invention du CD. Mais la mémoire m'en était restée intacte et deux notes suffisaient à me remettre l'air ou le récitatif en tête. La version que j'en ai est celle du London Symphony Orchestra § Chorus, dirigés par Sir Adrian Boult et datant des années soixante-dix, je pense, avec Joan Sutherland et Grace Bumbry. Pas de haute-contre, la mode n'en était pas encore revenue, mais une alto donc. Je l'ai sorti du bahut où tous ces vieux coffrets sont entreposés et je l'écouterai d'ici quelques jours, si mon diamant est toujours en état de me le permettre.

Cette fois-ci pourtant, j'ai été plus sensible qu'autrefois à la coïncidence entre la musique et l'évocation de tel ou tel moment de la vie et de la Passion du Christ. J'ai particulièrement remarqué la lente montée à la fin de la deuxième partie (doit-on employer le mot "acte"?) qui mène au final de l'Alléluia, avec l'air si délicat de la soprano: "How beautiful are the feet of them that preach the gospel of peace..." ("Comme ils sont beaux, les pieds de ceux qui prêchent un chant de paix..."). J'ai pensé à cette carte de Reporters sans frontières ( pétition en faveur de la liberté d'expression, en 2000) qui représente en noir et blanc deux pieds d'homme enchainés lourdement et que je garde en permanence sur mon bureau .

Ils n'ont pas encore fini de marcher, ces pieds-là.

Définitif

Mon père est mort avant-hier, il y a deux ans. Aujourd'hui, j'ai passé une partie de la journée plongé dans les papiers de ma mère, à effectuer enfin son changement d'adresse définitif. Il y a des choses qui durent trop.

Comment tu me vois, toi?

Comment apparaît-on aux yeux des autres? Je veux parler de l'apparence physique.

C'est une question que je ne me pose presque plus, beaucoup moins en tout cas que lorsque j'avais vingt ans voire un peu plus. Non que maintenant je me moque de mon paraître mais j'ai intégré, heureusement, des données qui me permettent aujourd'hui d'être davantage sûr de moi, de connaître mes points faibles et mes manques et de les assumer ou de jouer avec eux. Ainsi le complexe de mes jambes a-t-il totalement disparu à ce jour, en grande partie depuis que je fais du sport.

Mais la curiosité est restée et j'aimerais bien être un petit neurone espion dans le cerveau de l'autre quand il m'aperçoit et qu'il se crée de moi la première image. Je suis presque sûr que, comme on ne reconnaît pas sa voix lorsqu'elle est enregistrée, on ne doit guère se reconnaître non plus dans le portrait envoyé par l'OSS 117 de la matière grise.

J'ai pensé à tout cela l'autre jour, après avoir sorti mon vieux blouson en jean, celui que j'ai acheté au Québec et que j'aime beaucoup parce qu'avec lui, j'ai toujours les mains vides tant il possède de poches, et de toutes tailles. Comme je portais aussi du jean en pantalon, je me suis revu aussitôt dans les années soixante-dix où cette mode vestimentaire était un véritable uniforme pour garçons comme pour filles. Aujourd'hui, si le pantalon en jean a toujours la côte, l'ensemble du même tissu se voit moins et fait un peu "vintage".

Alors, avec mes cheveux courts et gris et ma barbe de même couleur, j'ai eu la sensation, un bref instant, que l'on pouvait presque me confondre avec Hugues Aufray, avec quelques années de moins tout de même. Mais, au milieu de tous ces pantalons au ras des genoux ou de ces costumes noirs et souliers pointus pour jeunes cadres plus si dynamiques que ça, je devais, quoi qu'il en soit, faire un peu décalé. Ce qui ne m'a guère gêné: je m'habille aujourd'hui avec des vêtements que j'aime et dans lesquels je suis bien, sans mode ni résistance à la mode, simplement avec le critère du bien-être et du plaisir. J'aime le jean et je continue à en porter, j'aime le velours et je continue à me sentir bien dans cette matière dont j'apprécie l'odeur également.

Et je crois qu'une partie du charme individuel vient de cette adéquation entre la coupe, le tissu et la personnalité de celui qui porte le vêtement. Rajoutez un large sourire par dessus le tout et vous voilà irrésistible. Si, si, je vous assure!

Les Dialogues de Calyste (6)

(Ben oui, pourquoi y aurai'k Platon et les carmélites?)

- De grand matin....
- Tu veux dire: au petit jour?

X et Z.

Il y a quarante ans cette année que sortait Z, le film de Costa-Gavras, film culte pratiquement dès sa parution en salles. Ces années-là étaient contestataires au cinéma. Moi, j'allais avoir dix-sept ans et je commençais aussi à pas mal contester, dans ma tête en tout cas.

Bizarrement, je ne me souviens pas de grand chose des images. Une impression fugitive à la fois de violence et d'ennui, mais je confonds peut-être avec L'Aveu, du même réalisateur. En revanche, je n'ai jamais oublié le générique de fin, sur lequel une voix de femme récitait toutes les interdictions édictées par le régime des colonels, à ce moment-là au pouvoir en Grèce, interdictions hétérogènes allant de la tenue vestimentaire à la lecture de certains auteurs, dont, si j'ai bonne mémoire, celle de Sophocle! Mais ce film est lié pour moi à un autre souvenir: celui du jour où j'ai rencontré Mikis Théodorakis.

Étrange rencontre. J'avais à l'époque un amant espagnol, Eugenio, un grand ouvrier au corps magnifique, au visage de beau mâle latin, au sourire dévastateur. J'avais eu le bonheur de lui plaire, alors que de nombreux garçons tentaient de se l'arracher, et notre liaison dura jusqu'à son départ définitif en Espagne. En 1973 ou 74, il s'occupait , l'étant lui-même, du groupe assez important des communistes espagnols résidant à Lyon en entendant la fin du régime franquiste. Cette année-là, la fête de ce parti eut lieu à Lyon et l'invité vedette en était Théodorakis.

Alors que nous sortions du lit d'Eugenio et pour prolonger le plaisir d'être ensemble, nous décidâmes de continuer l'après-midi par une balade dans les rues de la ville. Quand nous nous trouvâmes tout près de la place Gabriel Péri (place du Pont pour les Lyonnais), il s'arrêta et me montra, sur le trottoir d'en face, un groupe d'hommes avançant de conserve.

"Tu vois, celui du milieu, c'est Mikis!
Et devant mes regards interrogatifs, il ajouta:
"Théodorakis, Mikis Théodorakis!"

On m'aurait annoncé que la Vierge venait d'apparaître devant le Monoprix de l'époque que je n'en aurais pas été davantage surpris. Théodorakis en chair et en os, bien vivant, là devant moi, cette icône de la contestation, ce symbole de la gauche internationale, se promenait tranquillement sur un trottoir du 3° arrondissement!
Et ma surprise ne s'arrêta pas là:
"Viens, on va le saluer. Tu verras, il est sympa!"
J'étais sans doute rouge de confusion lorsque le grec le plus célèbre au monde, après Socrate et Mélina Mercuri , me serra la main. J'aurais voulu disparaître n'importe où et devais le regarder bêtement, comme l'âne considère l'évêque.

L'entrevue se poursuivit dans un café où nous bavardâmes autour d'une bière. Nous, c'est-à-dire eux, car, pour moi, je restai muet, trop impressionné, me sentant trop petit. J'avais devant moi l'auteur de la musique du film Z, encore récent à cette époque! En même temps, peu à peu, je me mis à éprouver une intense déception en écoutant le sujet principal de la conversation. Ces hommes, brimés pendant des années par le régime des colonels, n'avaient en France qu'une idée en tête: trouver un cinéma où ils pourraient voir enfin un bon film porno! Aujourd'hui, ce détail me les rendrait encore plus sympathiques. A l'époque, j'étais trop jeune pour ne pas être idéaliste à outrance.

Un après-midi, sentimental comme tous les latins, Eugenio m'avait fait la promesse de donner mon prénom au premier de ses fils quand il retrouverait sa fiancée, là-bas, dans les Asturies. L'a-t-il fait? Je n'en sais rien, mais il me plaît de le croire. Après tout, je suis latin moi aussi!

dimanche 12 avril 2009

Tout bien pesé (er)

Parfois l'on se sent lourd, sans savoir vraiment pourquoi. On incrimine le temps, trop gris, trop lourd, ou bien l'effort physique: j'ai couru trop vite, j'aurais dû reprendre plus tranquillement. On peut aussi accuser les rues vides et l'impression d'immobilité d'une ville, comme si la vie s'en était allée le temps d'un week-end trop prolongé.

Et puis l'on se dit peu à peu que la vraie raison est ailleurs, qu'on la connaît mais que l'on n'a pas voulu la voir, l'affronter de face, comme une grande personne. On l'a senti, le moment de rupture où quelque chose se glace une longue seconde, où le mur n'a pas eu le temps de se dresser pour éviter le choc. Mais, presque immédiatement, autre chose est venu tout masqué: ses défenses absurdes, la gêne de la tendresse, lorsque Kikou a voulu me prendre la main et que je fus gêné par ce geste devant son mari. Pauvre idiot que je suis! J'ai trouvé un prétexte pour lui rendre cette main et cacher mon désarroi derrière l'humour, comme d'habitude.

Tout le temps de la visite à l'hôpital, j'ai joué au solide, au joyeux, au désinvolte. Pour cacher la claque que je venais de recevoir devant le visage exsangue, les traits tirés, l'amaigrissement profond de ma plus vieille amie. Pour ne pas montrer ma peine et ma peur devant ce que je venais de comprendre: je vais perdre Kikou. Bientôt. J'ai perdu Amédé et je vais la perdre. Comme je me suis senti seul à ce moment! Et je n'en ai pas voulu, de cette connaissance de l'inéluctable. Je suis reparti et la lourdeur m'a rattrapé sur le vélo.

Le soir, il y a eu la veillée pascale, le rite du feu et celui de l'aspersion qui me bouleversent chaque fois. Il y a eu ces chants et ces prières et cette assistance nombreuse dont j'accepte aujourd'hui de faire partie, même si je ne peux encore que me placer au fond, au dernier rang, comme les clochards qui attendent la fin du rassemblement en espérant récolter quelques pièces. Cette année encore, j'ai été profondément ému. J'en suis ressorti calme et conscient de la cause de mon mal-être.

Aujourd'hui, repas en famille, tranquille, rassurant (là aussi, j'ai bien changé, moi qui les redoutais tant autrefois, ces occasions de se réunir), promenade dans les rues de Villeurbanne, près des Gratte-Ciel, et ce soir, un coup de téléphone qui m'a fait plaisir. La machine est relancée. J'ai envie de faire des projets: sans doute irai-je un jour ou deux en Savoie, près du lac cher à Lamartine. Et dans l'immédiat, j'ai envie d'écouter le Messie de Haendel sur Arte qui en propose une version mise en scène et interprétée par l'ensemble Matheus et le choeur Schönberg sous la direction de Jean-Christophe Spinosi. Sans doute un grand moment. Et la meilleure façon de mettre fin à la lourdeur!

Rectificatif: Haendel, c'est demain soir sur Arte. C'est en tout cas ce que dit le programme télé et il vaut mieux se fier à lui qu'à moi.

samedi 11 avril 2009

Veillée pascale

La lumière nouvelle.

Plombé.

Journée calme, plate. La ville tourne au ralenti, moi aussi. J'ai presque fini mes préparations scolaires pour la rentrée et avancé dans la lecture de mon roman. Cet après-midi, montée vers Grange-Blanche par la grande rue de la Guillotière, où je pensais faire des photos intéressantes. Rien ou pas grand chose.

Kikou est à nouveau hospitalisée. Je l'ai trouvée très pâle et fatiguée. Georges, son mari, était là aussi. Surprise agréable: j'aime bien cet ours. Nous avons bavardé un long moment dans le couloir pendant que l'infirmière s'activait dans la chambre. Visite ensuite de l'ancien directeur général du Centre avec sa femme. Il était passé au Collège la semaine dernière et avait été très surpris de ne pas m'y trouver. Nous avons évoqué quelques moments savoureux du passé. Il y a trente ans que je travaille au même endroit. Je n'en ai jamais eu davantage la confirmation qu'aujourd'hui.

On nous annonce la pluie depuis deux ou trois jours. Pas une goutte. A la place, un ciel plombé et une chaleur moite, désagréable. Je n'aime pas ce temps, je n'aime pas la ville endormie, je n'aime pas le silence du téléphone, la page blanche des blogs et je ne m'aime pas n'aimant pas. Je m'en garde le droit de temps en temps. Je sais que ça va passer.

Ce soir, j'irai à la veillée pascale à Saint-Louis.

vendredi 10 avril 2009

Le Christ s'est arrêté à L'Aquila.

Je n'ai pas vu d'images. Je ne regarde plus la télévision. Je ne connais du désastre dans les Abruzzes que ce qu'en dit la radio. Le choc n'en est pas moins grand parce qu'il n'y a pas le spectacle des maisons détruites, des routes arrachées et l'errance des survivants effondrés dans cette vision d'apocalypse.

Je suis allé il y a très longtemps à L'Aquila. Si je me souviens bien, c'est une ville qui mérite son nom d'"Aigle" (en latin), perchée dans les montagnes qui sont la colonne vertébrale de l'Italie. Un tremblement de terre dans cette région ne pouvait être qu'impressionnant ( je redoute la catastrophe annoncée lors de la prochaine éruption, prévisible, du Vésuve) et meurtrier. Ce n'est pas une région que j'ai particulièrement visitée. Traversé plusieurs fois par autoroute pour aller plus bas, vers Rome ou Naples. Pourtant cette montagne des Abruzzes est liée pour moi à un de mes premiers souvenirs d'Italie.

Un ami prêtre, Laurent, faisait partie des guides d'une association de pèlerinages. Il avait pensé à moi pour le relayer parfois. Cela ne se fit jamais et je n'eus droit avec cet organisme qu'à un voyage d'initiation à cet emploi. Je ne regrette rien d'ailleurs car je trouvais ses responsables religieux un peu rétrogrades et j'avais été profondément choqué d'entendre, lors de ce voyage, un vieux chanoine expliquer, en commentant la visite du forum républicain, que les Romains avaient tracé leurs voies partout en Europe de l'ouest pour favoriser l'expansion du Christianisme. A l'époque, j'appelais ça du racolage, aujourd'hui je parlerais de bêtise.

Pendant ce séjour d'une semaine à Rome, à l'époque de Noël et du Jour de l'An, j'avais découvert la tradition du panettone et de l'Asti spumante et pu apercevoir, sur les escaliers de la Trinité des Monts, la crèche installée chaque année par les bergers des Abruzzes. Près de cette crèche, sur les marches, étaient assis un ou deux bergers musiciens qui jouaient, il me semble, de la flûte et d'une sorte de cornemuse. J'entendais aussi pour la première fois ce nom d'Abruzzes et je le trouvais beau, sauvage, rude et doux à la fois. J'eus par la suite l'occasion de constater qu'il collait parfaitement aux paysages qu'il représentait.

On a aujourd'hui célébré une messe exceptionnelle le Vendredi Saint pour les funérailles des centaines de victimes du tremblement de terre. Autrefois on a dit que le Christ s'était arrêté à Eboli, un peu plus bas, en Campanie. Je suis sûr qu'aujourd'hui, il était là, à L'Aquila, au milieu des ruines, dans la prière.

jeudi 9 avril 2009

Juliette: rétamée

Grosse déception. Le billet d'Ypsilon m'avait donné envie de voir l'exposition que le Musée Saint-Pierre (aussi appelé Musée des Beaux-Arts) consacre à l'une des lyonnaises les plus célèbres avec la Belle Cordière et Simone Garnier, je veux parler de Juliette Récamier, égérie du XIX° siècle parisien. J'aurais ainsi pu apprécier si la muse était aussi belle que le trouvait Chateaubriand. Las! Rien ne s'est ainsi passé.

Il y quelques jours, j'ai reçu au collège une carte pass de l'Education Nationale qui octroie aux enseignants la gratuité des entrées dans les "musées et monuments nationaux". Bien, mais ambigu: fallait-il comprendre monuments nationaux et tous musées ou bien l'adjectif "nationaux" portait-il sur les deux substantifs?

Pour en avoir le cœur net, et demander aussi si la gratuité s'étendait aux expositions temporaires, téléphone au musée, directement. Un disque me précise les horaires d'ouverture, étage par étage (!). Ça ne fait pas mon affaire. Allez, tapons le "2", comme si je voulais faire une réservation. Une charmante voix féminine me répond mais ne peut me renseigner. Une autre voix, à côté d'elle, que j'entends dans le lointain, finit par lui donner la réponse: Musées nationaux seulement! Et le Musée Saint-Pierre (deuxième musée de France après le Louvre, en collections) est un musée.... municipal! D'ailleurs, me précise encore la voix, il n'y a aucun musée national à Lyon! Youpi, tralala: la vie est belle. Pas de musée national dans la deuxième ville de France et une carte qui ne sert donc strictement à rien entre Rhône et Saône!

Mais vous connaissez votre Calyste: je ne m'avoue pas vaincu. J'y tiens, moi, à mes gratuités, en presqu'auvergnat d'origine! Téléphone au Musée d'Art Contemporain: même réponse par une autre voix, tout aussi agréable et tout aussi féminine, mais mieux renseignée et déplorant même vivement cet état de fait. Ragaillardi par cet appui, je tente un troisième coup de fil, à la Réunion des Musées Nationaux cette fois-ci, et atterris.... à la boutique de Saint-Pierre. Confirmation de l'info avec là aussi des regrets et l'indication d'une autre piste: la DAC où la troisième charmante voix de l'après-midi me dit avoir une amie qui pourrait me renseigner de façon définitive, mais en fin d'après-midi seulement. J'obtiens même, sans le demander, son adresse mail.


Une heure ou presque s'était écoulée depuis que j'avais décroché mon téléphone, et, dehors, le soleil brillait. Alors, allons-y! Je choisis dans mes écuries mon plus fringant vélov' et en route, en prenant soin de poser mon postérieur bien en haut de la selle, récent épisode prostatique oblige. Traversée du Rhône et photos, bien sûr.
Petit tour par le musée où l'accueil me confirme ne pas accepter cette carte du Ministère. En passant par l'ancien réfectoire du couvent, je me suis retrouvé, sans le faire exprès, juré, au milieu des collections dont j'aurais dû payer l'entrée. Mais tous ces épisodes m'avaient découragé et le soleil dehors était trop attirant. Adieu, musée, bonjour la rue.

Résultat: pas de Juliette Récamier, pas de travail scolaire non plus. Mais quelle douceur de flâner ainsi dans les rues de Lyon, entre Terreaux et Saint-Nizier, entre Rhône et Saône, où, partout, aujourd'hui, on sentait le printemps!

mercredi 8 avril 2009

Les Dialogues de Calyste (5)

(Ben oui, pourquoi y aurai'k Platon et les carmélites?)

Un groupe de pré adolescents jouant au football dans la rue, derrière la place Saint-Louis. Parmi eux une fille. Réplique à elle adressée par un garçon:
- Bon, d'accord, tu joues. Moi, je suis Zidane, et toi, tu es Zidanette.

Celle pour qui on se lève tous? Une crème!

mardi 7 avril 2009

Autobiographie.9: description d'un lieu de mon enfance.

Chondre et son billet L'Eté meurtrier a fait émerger pour moi le souvenir de la ferme où j'ai passé mon enfance. En réalité une partie de mon enfance et, en fait, ce n'était pas tout à fait une ferme.

Une partie de mon enfance, c'est-à-dire entre l'âge de huit ans (mort de ma grand-mère maternelle qui m'élevait) et de mes dix-sept ans, je crois, où nous avons déménagé. Une dizaine d'années donc, mais essentielles.

Pas tout à fait une ferme non plus. En fait cette maison appartenait aux Houillères du Bassin de la Loire, la société d'exploitation des mines de la région. Elle avait abrité mes grands-parents et, avant eux, mes arrière-grands-parents. Si la construction elle-même comportait bien tous les lieux caractéristiques d'une ferme, si les abords immédiats présentaient bien des près et des bosquets, l'horizon était, lui, masqué par un terril, cette montagne de scories qui s'entassait autrefois près des puits et que l'on peut encore voir fréquemment dans la région de St Étienne, et par des ruines d'installation dont l'activité avait depuis longtemps cessé.

Avant mes parents, j'y ai vu vivre ma grand-mère paternelle. J'allais la voir souvent, habitant dans le village tout proche avec mon autre grand-mère. La ferme , elle, était un peu plus isolée. Légèrement en contrebas de la route, elle s'appuyait à la pente très prononcée d'un pré, ce qui faisait que, du côté de la route, le rez-de-chaussée se retrouvait être le premier étage de l'autre côté.

Ce rez-de-chaussée côté route était occupé par les pièces d'habitation: une grande cuisine, traditionnelle pièce à vivre, que flanquait une souillarde de bonne dimension elle aussi, où ma grand-mère faisait égoutter ses fromages blancs et où mon père, plus tard, fit venir l'eau courante et installa un évier. Pas question encore, bien sûr, de salle de bains! Une chambre, très grande elle aussi, celle de mes parents, mais qui abritait également, dans un autre lit, mes deux petites sœurs et même nous, les deux garçons, si le climat se faisait trop rude en hiver: il faut dire que cette chambre était munie d'un bon poêle à charbon qui pouvait nous tenir au chaud presque toute la nuit. Une autre chambre, beaucoup plus petite, que nous occupions avec mon frère (là aussi un seul lit pour deux), mais uniquement en été car elle était trop humide dès les premiers jours de l'automne. Enfin, outre un long couloir donnant de l'extérieur sur la cuisine et dont nous calions la porte en été avec un obus récupéré d'une précédente guerre (ce qui nous valait parfois de nous retrouver "nez à nez" avec une vipère venue profiter du soleil sur le lino), il y avait la "salle", c'est à dire la salle à manger, où nous ne mangions jamais, sauf pour les communions ou les grands repas avec invités nombreux, ce qui était plus que rare. C'était un peu le centre sacré de la maison, comme un sanctuaire où l'on ne pouvait entrer qu'en se déchaussant, où les meubles devaient être régulièrement dépoussiérés et cirés, où étaient accrochés aux murs les seuls tableaux de la maison, dont un représentant un paysage qui me servit fictivement de lieu de séjour dans une rédaction où l'on me demandait de façon très originale de raconter mes dernières vacances. Comment faire autrement quand on restait les douze mois de l'année au même endroit? Tout en y étant très heureux d'ailleurs. Un dernier détail qui a son importance: la maison étant construite au-dessus de galeries de mine, rien n'y était droit et certains planchers penchaient vertigineusement. La meilleure preuve en était le niveau de la soupe dans les assiettes à la cuisine: ras bord d'un côté, laissant apparaître le liseré de décoration de l'autre.

Au sous-sol, mais de plain-pied derrière, on logeait les animaux. Nous n'eûmes que peu de temps des vaches mais j'ai toujours vécu entouré de chèvres et de moutons, de lapins, de poules et de canards, et bien sûr de l'inévitable cochon que l'on sacrifiait chaque année en hiver. Une année, une truie particulièrement impressionnante par sa taille et son poids nous réveilla en pleine nuit par son agitation alors qu'elle était en train de mettre bas. Heureusement, nous n'avions pas à sortir: la chambre de mes parents, par un escalier fermé assez raide communiquait avec l'écurie. Nous assistâmes ainsi à la naissance de quatorze petits gorets dont, à la fin, il ne resta que quatre, la truie, en se couchant, en ayant écrasé ou étouffé quelques-uns et s'étant réservé le droit, véritable Chronos porcine, d'en déguster quelques autres à ses moments perdus. Il y avait aussi le lieu où l'on entreposait le sel pour les bêtes, le grain pour les poules et la laine des moutons à nettoyer et à carder. Je me souviens encore de la forte odeur d'ammoniaque qui envahissait la maison le jour où mon père décidait de vider l'étable de son fumier de mouton. Il fallait ouvrir en grand toutes les fenêtres et sortir s'occuper au jardin en attendant que l'air, à l'intérieur, redevienne respirable.

Au-dessus de l'habitation, sous le toit, en mansarde donc, il y avait encore une autre pièce qui nous servit également de chambre, à mon frère et à moi (nous sommes les deux à avoir le plus voyager à travers la maison), où j'ai, à l'adolescence, composé mes premiers poèmes, jouer à touche-pipi avec Yvon, mon ami d'enfance, et provoqué un feu de cheminée en chargeant trop le poêle de fonte. Cette chambre donnait sur les prés par une minuscule fenêtre au bord de laquelle je fis ma première erreur de jugement: je me crus romantique en lisant Goethe! Jouxtant cette chambre, deux greniers: le premier servait à faire saucisses et saucissons et à les mettre pendre aux poutres pendant les mois d'hiver, avant qu'ils ne deviennent consommables. Le second nous était interdit car sans plancher véritable: seules des plaques d'isorel le séparaient de la pièce du dessous. On y entassait quelques vieilleries, dont le poste TSF de ma grand-mère, celui dont l'œil bleu m'avait si longtemps fait rêver. Au sommet de l'escalier conduisant à cet étage, ma mère avait garé sa vieille machine à coudre Singer, dont elle ne se servait guère, en ayant acquis une plus moderne, mais dont le mécanisme en forme d'acrobate reliant la pédale à l'aiguille me fascinait lui aussi.

Dans la cour de la ferme, à angle droit avec elle, une grange occupait tout un côté. C'est là que l'été venu, il fallait tasser le foin que mon père apportait sur son dos, avec une fourche comme unique instrument: nous n'avions pas les moyens d'avoir un tracteur et, de toutes façons, la pente du terrain nous aurait empêchés de nous en servir. Le plancher de cette grange reposait sur de petits pilotis, afin sans doute de l'isoler de l'humidité du sol. C'est là que, chaque année, les canes disparaissaient à la fin de leur "grossesse" et réapparaissaient bientôt suivies d'une armada de canetons de Barbarie, à la queue leu leu derrière leur mère qui s'empressait de les conduire à la mare au bas du pré pour les initier à la nage et aux barbotages en tous genres.

Puis, après la niche du chien, venait un petit poulailler où nous détestions devoir entrer à cause des poux qui immédiatement nous envahissaient et colonisaient nos jambes. En face, les clapiers et un vieux char dont le raffinement était un frein à main à manivelle et qui avait appartenu à mon grand-père. Contre un mur, une sorte de four où mon père faisait cuire les orties pour les cochons, et au milieu, devant l'entrée du jardin, un bâchat, c'est-à-dire un bassin de bois qui autrefois servait de lavoir à la ferme. Tout près se trouvait aussi une grande lessiveuse en aluminium qui, détournée de sa fonction première, permettait, en saison, de mettre dégorger les escargots que nous avions ramassés alentour et dont la bave suintait sous le couvercle blanc alourdi d'une grosse pierre.

Le jardin était mon endroit préféré, même si j'avais souvent à y travailler. Il nous permettait, à moindre frais, de subvenir à nos besoins alimentaires en fruits et légumes pour la majeure partie de l'année. Mais, à côté des haricots, tomates, salades et poireaux que ma mère y plantait et que nous avions à cueillir chaque jour au moment de la pleine production (mon père se chargeait des pommes de terre, dans un champ derrière le jardin), elle se réservait toujours un carré de terre pour ses fleurs: reines-marguerites, dahlias, glaïeuls, zinnias, qui faisait souvent l'admiration des voisins ou des promeneurs. Un jour, deux messieurs en voiture s'arrêtèrent devant le jardin et demandèrent à ma mère si elle voulait concourir pour les plus belles maisons fleuries, car, outre les fleurs en pleine terre, elle avait aligné des pots sur les murs et même, comme c'était la mode à l'époque, utilisé de vieux pneus d'automobiles pour en faire des jardinières, le summum de l'art étant représenté par un puits confectionné avec ces mêmes pneus et débordant de pétunias et autres fleurs multicolores. Ma mère refusa catégoriquement et, malgré l'insistance ces messieurs, ne revint pas sur son opinion. Ces fleurs, c'était pour son plaisir et celui de sa famille, pas dans le but de gagner un quelconque concours. D'elle, en tous cas, je suis sûr d'avoir hérité le goût des fleurs. Outre ces parterres fleuris, le jardin possédait aussi une tonnelle de vieilles roses sous laquelle je m'installais pour lire dès que j'en avais la permission et le temps. C'est là que j'ai passé mai 68, à mille lieues des événements qui agitait le monde d'alors. La partie du bas du jardin était occupée par les arbres ou arbustes fruitiers, cassis, groseilliers, pas de framboisiers, je ne sais pas pourquoi, et surtout le cognassier dont mon père transformait les fruits en pâte de coings pour laquelle encore aujourd'hui je me damnerais, et le prunier aux reines-claudes si sucrées et si chaudes sous le soleil d'été qu'il fallait les disputer aux guêpes avant d'en boire le fruit éclaté.

Je savais qu'en me lançant dans l'évocation de ce lieu de mon enfance, j'allais être long, que je ne pourrais pas ne pas faire ressurgir, au milieu de la description, certains souvenirs de ces années de jeunesse où, bien qu'un peu coupés du monde ou peut-être pour cela, nous fûmes si heureux, mes frères et sœurs et moi, dans un certain repli mais en famille, inclus dans ce cercle restreint que ma mère a toujours voulu former pour nous. C'est là que, plus âgé que les autres, j'ai cultivé mon goût de la solitude et ma propension à rêver un peu plus que de raison.

Cette maison fut démolie peu après notre déménagement (et alors qu'elle abritait encore un certain nombre de nos meubles). Les mines l'avaient vendue à la commune qui voulait , à sa place, installer un terrain de football et en profiter pour réduire la courbe du virage un peu plus loin. Quand mon père m'apprit la nouvelle de sa démolition prochaine, je me suis rendu sur place, seul, armé d'une énorme masse, j'ai fait une dernière fois le tour des pièces abandonnées et puis, la vue totalement brouillée par les larmes, j'ai tout cassé. Tout ce que j'ai pu brisé, je l'ai brisé, par respect pour cette maison qui avait abrité quatre générations de ma famille. Je ne voulais pas d'un étranger pour effectuer la mise à mort. Vitres, cloisons, cheminées, placards, j'ai tout réduit en miettes, et je suis parti sans me retourner et sans fermer la porte. Depuis, je peux habiter n'importe où.